Internet et l’échec de la communication scientifique
Voici une longue remarque sur la plupart des sites web qui se réclament de la science.
Il y a évidemment de bons sites. Mais la plupart du temps il existe des problèmes. Il y a la prolifération de sites ineptes et inutiles, présentant une nouvelle théorie révolutionnaire complètement dénuée de rigueur scientifique, et qui “explique” enfin les mystères de l’Univers, les mystères de la conscience, ou Dieu, ou d’autres thèmes plus ou moins directement liés au-bien-être, à la psychologie, aux aliens ou à la spiritualité. Beaucoup d’entre eux, de façon plus ou moins évidente, manifestent une méconnaissance criante des théories scientifiques actuellement reconnues.
L’un des intérêts de l’Internet reste de permettre au plus grand nombre de s’exprimer. Mais l’ignorance, ou la naïveté ou même la malhonnêteté intellectuelle fait que des sites pseudo-scientifiques sont créés par des individus en quête de renommée pour y déverser une prose pseudo-scientifique qui mystifie et désinforme le public, à travers des idées préconçues déconnectées des faits.
En dehors du web, il existe bien des revues scientifiques de qualité, comme La Recherche et Pour La Science. Le web à prétention scientifique se caractérise par l’anarchie de la diversité de l’information qui n’est contrôlée par aucun comité de lecture qui pourrait ne retenir que les données fiables.
Le web autoproclamé scientifique se distingue en plusieurs catégories :
– les amateurs de sciences (qui n’ont jamais effectué d’études scientifiques)
– les élèves de lycée publiant simplement des travaux personnels
– les étudiants ou autres personnes qui ne maîtrisent pas bien les sujets qu’ils présentent
Contribuer à la vulgarisation scientifique est une motivation noble et louable, une mission difficile, mais lorsqu’un amateur ambitionne de traiter des sujets élevés pour composer sa propre “théorie”, il risque de commettre des bourdes. Les personnes qui ne maîtrisent pas les sciences, en particulier les maths, devraient s’abstenir de publier en hâte le fruit de leurs idées, car ils se seront inspirés d’autres textes de vulgarisation menant à leur propre interprétation erronée de ceux-ci, ou inspirés de certains courants spirituels ou religieux (le créationnisme pseudo-scientifique), en prenant ainsi le risque de faire un dangereux amalgame obscurantiste. Essayer d’écrire son propre texte de vulgarisation est périlleux pour une personne inadaptée pour le faire, à moins de se faire relire et corriger par des gens compétents.
La vulgarisation scientifique ne se définit pas comme une indépendance par rapport à la connaissance et une vulgarisation dégrade déjà beaucoup le SENS des choses de manière inévitable à travers une métaphorisation à outrance des concepts. Une vulgarisation faite par des amateurs peut donc devenir facilement n’importe quoi et peut conduire à des abus.
Une pseudo-théorie révolutionnaire peut être identifiée par quelques indices caractéristiques. Elle contiendra des failles épistémologiques :
– indice principal : déni du hasard, et foi fréquente en un absolu ou un déterminisme prononcé, jusqu’au dogmatisme, jusqu’à la foi en la certitude que la théorie est définitivement vraie, donc refus de la remise en question.
– absence totale de schémas, ou abondance de schémas à l’apparence complexe mais en réalité naïfs et réducteurs.
– absence de calculs fondés sur les mathématiques : on ne peut pas faire de prédictions quantitatives sans aucun calcul.
– la numérologie, ou tout autre moyen divinatoire irrationnel, remplace les mathématiques.
– prédiction théorique qualitative, alors qu’une prédiction théorique est toujours quantitative, pas qualitative (si on affirme en cosmologie que la théorie de l’inflation
est fausse, c’est insuffisant, il faut des arguments quantitatifs comparatoires, et des faits qui corroborent ces calculs),
– absence de données quantitatives, mais abondances d’affirmations gratuites.
– déni ou oubli ou ignorance du critère épistémologique de réfutabilité : les hypothèses ne sont pas mises à l’épreuve des faits.
– souvent, ignorance en physique fondamentale et grandes lacunes en mathématiques (contradiction entre les équations, ou absurdités rencontrées dans la description maladroite de théories existantes connues)
– invention et même modification ad hoc de nouvelles constantes physiques ou mathématiques pour qu’elles “collent” avec les faits, par exemple en multipliant par fantaisie numérologique la célérité de la lumière par le nombre pi et en divisant par la racine carrée de 2.
Une théorie farfelue comparée à la science authentique, c’est ça :
– des références invérifiables sur des phénomènes inexpliqués ou inexplicables.
– absence de données quantitatives expérimentales et observationnelles
– absence de calculs prédictifs
– lacunes importantes, incomplétude évidente, absence d’une véritable théorie sous-jacente d’après les calculs quand il y en a.
– absence de comparaisons quantitatives prédictives entre ladite théorie et les théories valides actuellement établies.
– déni des données quantitatives établies par les théories scientifiques reconnues.
– les prétendues prédictions de l’auteur de la pseudo-théorie sont souvent des suppositions préconçues par lui-même qui servent de dogme de base, et donc pas selon un bilan suggéré par des calculs qui sont d’ailleurs souvent absents.
On le constate, la vulgarisation scientifique et la construction patiente d’une théorie scientifique, ça nécessite une exigence de rigueur et de compétence, un esprit objectif bien rodé.
Ainsi, des amateurs tendent des pièges aux lecteurs dans leur vulgarisation quand, ignorants qu’ils sont des phénomènes scientifiques qu’ils ne connaissent pas, ils font passer ces phénomènes connus de la science pour les faire passer pour inexpliqués du point de vue du discours vulgarisé, bien qu’ils ne relèvent en réalité d’aucun mystère et sont parfaitement compris et expliqués par les théories scientifique actuelles. Les théories les plus sensibles à une vulgarisation hasardeuse sont la théorie de la relativité générale et la mécanique quantique, cette dernière étant souvent détournée de son contexte d’origine pour servir de base à des interprétations psychologiques, mystiques ou spirituelles totalement farfelues, le plus souvent par les sympathisants de la mouvance New Age.
Je ne suis pas optimiste sur les progrès futurs qui résulteront de l’exigence de rigueur. La science se base sur un langage rigoureux, ayant un sens précis avec des définitions, qui nécessite de longues années d’études mais cela ne suffit pas s’il n’y a pas de rigueur ni esprit critique. Ce langage scientifique est généralement incompris par le grand public. Des métaphores réduites à des représentations élémentaires pour faciliter la compréhension du public altèrent beaucoup le sens d’origine d’un concept scientifique donné, et cela a des conséquences contraires à une bonne pédagogie. Les métaphores dans les sciences donnent l’impression de comprendre, mais pas vraiment de réellement comprendre.
Les auteurs de théories alternatives (de pseudo-science ou de science fictive) ne font que creuser le fossé entre la science et le public, en privant le public de repères pertinents, et aussi à ne contribuer qu’à discréditer et décrédibiliser la science. Certains poussent la malhonnêteté jusqu’en tentant de légitimer l’astrologie en inventant de toutes pièces une citation apocryphe d’Albert Einstein qui vantait soi-disant les mérites de cette pseudo-science. Bien entendu, Einstein n’a jamais publiquement soutenu l’astrologie.
Il faut comprendre que les scientifiques professionnels reçoivent plusieurs fois par semaine des dossiers entiers de scientifiques du dimanche, c’est-à-dire des Zweintein (sorte de caricature péjorative d’Einstein) qui prétendent, avec deux poignées d’équations newtoniennes ou diophantiennes, remettre en cause un siècle de physique fondamentale (relativité générale, mécanique quantique) construite patiemment par les meilleurs scientifiques professionnels (de vrais docteurs, eux). Et ces Zweintein croient que l’intelligentsia scientifique est obtue en ne leur répondant pas ou en ne s’intéressant pas à ce qu’ils font. C’est très simple : qu’ils aillent donc publier leurs théories dans les revues internationales à referee (à comité de lecture), et leurs articles seront lus, discutés, critiqués ou acceptés ! Les Zweinstein portent surtout le nom de cranks, ou parfois crackpotes, ce mot désigne les excentriques (voire les illuminés) dans le domaine des sciences.
Qu’est-ce qu’un crank : c’est l’auteur d’une théorie fumeuse ; s’il est géomètre il s’intéresse à la quadrature du cercle et est convaincu de son existence malgré l’évidence ; s’il est physicien il est absolument convaincu de la réalité du mouvement perpétuel malgré son impossibilité prouvée par la thermodynamique ; et s’il se dit médecin il imagine le remède miracle universel (à base d’eau bénite homéopathique) contre le cancer le sida et les maladies des boyaux de la tête… De plus, les cranks adorent les histoires de terre plate, de terre creuse, de pyramides, de New Age, de civilisations mystérieuses “éduquées par les extraterrestres”, et de théories révolutionnaires marginales ayant un rapport avec l’ufologie, la psychologie, le paranormal ou les médecines alternatives marginales.
Si les cranks ont souvent leur propre site web officiel, ils aiment surtout faire parler d’eux et de leurs théories en venant polluer les forums du web. À cette occasion, on les appelle des trolls. Le but des trolls est souvent de pourrir l’ambiance d’un forum. L’une des règles de la netiquette d’internet : “do not feed the troll”, c’est-à-dire “ne pas nourrir le troll”. C’est par l’interaction avec les trolls des forums lors de débats le plus souvent stériles et inutiles que naissent les plus folles rumeurs stupides d’internet. C’est le cas de la polémique sur le calendrier maya annonçant la fin du monde en décembre 2012, c’est le cas aussi du canular du séisme de Rome le 11 mai 2011. La plupart du temps, les trolls jouent un rôle important dans la propagation de doctrines sectaires, surtout dans des domaines proches de l’ufologie et du New Age.
À quoi reconnaît-on un crank ?
1 – le crank se considère comme génial, il se dit auteur unique et incompris d’une théorie ré-vo-lu-tio-nnaiiire,
2 – à l’en croire, tous les scientifiques qui osent remettre sa théorie en question sont stupides et/ou font partie de l’Inquisition,
3 – il estime être injustement rejeté et même persécuté ; la preuve : les revues scientifiques à referee refusent systématiquement de le publier,
4 – il a tendance à s’en prendre aux théories et chercheurs les plus réputés : par exemple, Einstein est dépassé, sa relativité est fausse…
5 – il écrit souvent dans un jargon pseudo-scientifique ou mystique qu’il est le seul à comprendre,
6 – il emploie des arguments d’autorité : le crank affirme avoir le titre de docteur, et que le jury a applaudi et pleuré d’émotion lors de la remise du diplôme,
7 – autre argument d’autorité, aussi il s’invente des soutiens imaginaires (le docteur fictif Schpruirtzsopfmann, “très réputé par sa réputation”, grand physicien qui admire (soi-disant) le crank qui devient donc, par conséquent, un génie). 
Voici à titre d’exemple un cas clinique récent, à cette adresse.
S’il faut retenir une règle simple pour prévenir cette folie, c’est de lancer régulièrement dans les forums un rappel de la définition de la scientificité. Une hypothèse à caractère scientifique doit toujours avoir la possibilité d’être réfutable, sinon elle n’est pas scientifique ni fiable. Un théorème ou une conjecture en mathématiques est réfutable, peut être révisé, analysé, confirmé ou bien réfuté. Une hypothèse de physique doit avoir comme fond la consultation des connaissances relatives aux théories scientifiques actuelles concernées, ou bien même être l’objet d’une expérience réalisée par les gens eux-mêmes : par exemple, un groupe de personnes à divers lieux du monde reproduisent ensemble en même temps l’expérience d’Ératosthène (en communiquant les données expérimentales via un logiciel de messagerie instantanée) en plantant un bâton vertical (haut de 1 m) au sol par temps ensoleillé, en mesurant la longueur de l’ombre projetée au sol et en indiquant la latitude du lieu. Ça, c’est un exemple classique d’expérience scientifique. Le savoir, au fond, ne se concentre pas dans les livres, encore moins dans le web, le savoir se construit à travers l’expérience directe du monde. Les faits seuls établissent les connaissances scientifiques, à travers de la rigueur et l’honnêteté intellectuelle.
- Je dis tellement de choses intelligentes que, le plus souvent, je ne comprends pas ce que je dis.(Devise Shadok)

© 2011 John Philip C. Manson
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